Par Inès H.

Les livres d’Abdulrazak Gurnah, avec des titres évocateurs comme Paradis ou Près de la mer, remplissent depuis quelques mois les librairies d’un souffle exotique, gorgé des senteurs riches de Zanzibar à l’époque coloniale. D’où vient cette soudaine renommée ? Cet écrivain méconnu, zanzibari de naissance et britannique de nationalité, s’est vu décerner le Prix Nobel de littérature 2021, à la grande surprise des éditeurs.

Une nomination inattendue

La remise du Prix Nobel de littérature à l’ambassade de Suède au Royaume-Uni

Lorsque le Comité Nobel annonce le 7 octobre 2021 le prix Nobel de littérature, le monde reste stupéfié par ce coup de théâtre. Abdulrazak Gurnah affirmera lui-même : « J’étais dans ma cuisine quand la nouvelle est tombée. J’ai cru à un canular.» Les critiques et les éditeurs ignorent tout de cet auteur tanzanien de 72 ans, absent des pronostics pour le Prix Nobel. Selon Le Monde, « son propre éditeur en Suède, Henrik Celander, a expliqué à la presse suédoise qu’il n’aurait jamais imaginé qu’il décroche le Graal littéraire. » Cette nomination, bien qu’elle récompense évidemment un remarquable travail littéraire, revêt également une dimension symbolique : ce n’est que la deuxième fois en trente-cinq ans qu’un écrivain africain se voit décerner le prix Nobel. Pour rompre avec sa tradition très occidentale, le Prix Nobel avait promis d’élargir ses horizons à des écrivains du monde entier, une promesse aujourd’hui tenue.

Abdulrazak Gurnah : un Zanzibari londonien

Abdulrazak Gurnah en 2021

Issu de la classe moyenne, Abdulrazak Gurnah naît en 1948 à Zanzibar, une île sous protectorat britannique qui voit déjà naître de fortes revendications politiques. Il est instruit dans l’une des nombreuses écoles coloniales instaurées par les Britanniques, étant endoctriné à accepter et même estimer l’occupation étrangère. Il affirmera ainsi dans son discours de réception du prix Nobel : « la domination s’est déguisée en euphémismes et nous avons accepté le subterfuge ». Néanmoins, la révolution à tendance marxiste de 1964, mettant un terme au protectorat britannique, le conduit à quitter Zanzibar pour fuir la répression raciale, les violences et les arrestations de masse. À l’âge de 18 ans, il s’installe au Royaume-Uni, étudiant tout d’abord au Christ Church College puis à l’université de Kent, où il devient professeur, spécialisé dans les études postcoloniales et directeur des études supérieures jusqu’à sa retraite.

Le quartier historique de Zanzibar : Stone Town

Gurnah n’oublie cependant jamais son île natale, Zanzibar, qui inspirera la plupart de ses œuvres. Bien qu’il ne soit pas connu dans son pays d’origine, ses romans mettent souvent en scène des protagonistes zanzibaris ou tanzaniens, et rapportent de manière à la fois vivante et légère l’ambiance qui y règne, entre un cadre paradisiaque et des conditions de vie précaires. Selon le jury du prix Nobel de littérature, ils témoignent d’une « analyse pénétrante et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés écartelés entre cultures et continents ». Son œuvre dresse le portrait d’une Afrique souvent mal connue ou hautement stéréotypée, marquée par la diversité culturelle et les inégalités sociales.

Paradis (1994) : un monde proche de l’Enfer

Le roman Paradis d’Abdulrazak Gurnah est paru en 1994 : il retrace l’histoire de Yusuf, né au début du XXème siècle en Tanzanie et vendu par son père au riche marchand arabe Aziz, afin de rembourser une dette. Emmené loin de sa famille, il rencontre Khalil, son compagnon d’infortune, qui l’aide à subsister dans un monde tourmenté. Car en ville, les Africains natifs côtoient les Arabes musulmans et les Indiens hindous, sans parler des colons allemands qui effraient par leur couleur de peau, leur accoutrement et surtout leur équipement militaire. De la même manière, des mots issus de l’arabe, du swahili ou de l’allemand côtoient les mots anglais dans le texte original de Gurnah. Si Yusuf se sent tout d’abord dépaysé, c’est en effet parce que Khalil et Aziz ne parlent qu’arabe. Lorsque Yusuf se met en route vers l’intérieur du pays pour vendre des marchandises précieuses, il apprend la cupidité, mais aussi la survie pure et simple, face à des tribus parfois hostiles et des conditions de vie difficiles. Les violences envers les femmes, l’esclavage sexuel, la servitude envers les plus riches, l’oppression des religions : toutes ces réalités font de l’univers de Paradis un enfer, conférant au titre une dimension ironique propre au regard de Yusuf et de Gurnah. Et c’est ainsi que, dans ce qui s’apparente à un roman d’apprentissage, Yusuf finira par fuir la servitude, s’inscrivant dans l’armée allemande pour combattre pendant la première guerre mondiale. La fin reste ouverte : y sera-t-il plus libre ?

Le roman de Gurnah nous plonge dans un monde qui nous était jusqu’ici inconnu : ce portrait authentique d’une Afrique coloniale, peu médiatisée et finalement peu connue du grand public, bouleverse les clichés occidentaux. Mais la grande originalité du roman réside surtout dans l’enchevêtrement de styles contraires : une tonalité à l’apparence légère, proche de l’oralité et fort simple à appréhender, s’oppose à quelques descriptions lyriques où une profusion d’images évoque les paysages et les moeurs d’une société en pleine mutation. Et cet entrecroisement révèle également l’ambiguïté du titre, ce paradis étant assez paradoxal : ce roman montre la réalité telle qu’elle est, sans fioritures ni ornements, et pourtant le style possède en lui la capacité de les sublimer, de tracer un portrait de l’humaine condition dans sa forme la plus achevée. Les nombreux dialogues, avec des voix qui résonnent de manière si variée, en commençant par les différentes langues, colorent le texte d’une admirable authenticité. Paradis, s’il n’est ni un conte ni véritablement un roman, est donc une œuvre profondément humaine.